| XLI.
AVTANDIL PART À LA RECHERCHE DE NESTANE-DAREDJANE ET RENCONTRE UNE CARAVANE 1013 Le chevalier marche, pareil à la lune qui s'arrondit, Il se souvient de Tinatine, en son cur se dit enhardi: «Me voici éloigné de toi par le sort perfide et maudit! Tu détiens un baume pour moi, amie, à toi je fais crédit: 1014 «Pourquoi de trois feux à la fois mon cur exténué est pris? Pourquoi mon cur, ferme rocher, s'effondre-t-il en trois débris? Fait-on trois blessures d'un coup, est-ce qu'un dard trois fois meurtrit? Tu es la cause de mon mal et par toi le monde s'aigrit.» 1015 Avec quatre serfs Avtandil longe la mer et la broussaille, Il veut trouver pour Tariel le remède, vaille que vaille, Nuit et jour le torrent des pleurs lave son visage et l'émaille, Le monde, aux yeux du chevalier, se vendrait au prix de la paille. 1016 S'il rencontre des voyageurs sur la côte ou près d'un hameau, Il s'enquiert du soleil, cent jours s'écoulent pareils aux jumeaux. Un jour qu'il monte sur un pont, il perçoit en bas des chameaux, Les chameliers sont attristés près de la mer, sous les ormeaux. 1017 La caravane est là, chargée de nombreux trésors aguichants, Les gens ne bougent, soucieux, ni se délassant ni marchant. Ils rendent le salut au preux qui leur demande en s'approchant: «De quel pays arrivez-vous, dites, qui êtes-vous, marchands?» 1018 De cette caravane Ussam est le sage chef et doyen, Il loue le preux et le bénit, lui adresse des mots de bien. Ils disent: «Soleil octroyant la vie, à notre joie tu viens! Descends à terre, de parler daigne nous offrir le moyen.» 1019 Il descend et entend: «Marchands venus de Bagdad, je n'omets, Nous ne goûtons jamais au vin, suivant la foi de Mahomet. Nous allons chez le roi des mers, sa ville du gain nous promet, Nous portons les meilleurs tissus, la charge ne nous compromet. 1020 «Nous voyons un homme pâmé au bord de l'eau, en ce lieu-ci, Nous le ranimons et, enfin, de vagues mots il balbutie. Nous lui demandons: «Qui es-tu, errant, que cherches-tu ici?» Il répond ; «Evitez la mer, au large vous serez occis.» 1021 «Puis il dit: «Nous quittons l'Egypte en caravane disparate, Chargés d'étoffes, nous suivons dans la mer notre voie ingrate, Au large, à l'aide d'un bélier, nous exterminent les pirates, Je perds mes amis et ne sais par quel hasard la mort me rate.» 1022 «Voici, ô lion et soleil, ici ce qui nous relégua, Si nous rentrons, nous essuierons de considérables dégâts. Tel hésite à gagner la mer qui paisiblement navigua, Nous n'avançons ni ne restons, et le péril nous subjugua.» 1023 Le preux dit: «Celui-là a tort qui d'effarement se trémousse, Le sort que le ciel nous envoie échoit au capitaine ou mousse, Je vais défendre votre sang, que le mien sur la vague mousse, Qu'en abattant vos ennemis mon glaive s'ébrèche et s'émousse.» 1024 Les caravaniers sont contents, voyant que le nud se dénoue, Ils se disent: «Ce jeune preux n'est point timide comme nous, Nous pouvons nous fier à lui, il ne pliera pas le genou.» Ils rechargèrent leur bateau, longèrent la côte en burnous. 1025 Par un beau temps les voyageurs avancent portés par la brise, À titre de guide Avtandil conduit bravement l'entreprise. Ils voient le bateau des brigands au drapeau noir qui terrorise, Les assaillants ont un bélier qui troue les navires, les brise. 1026 Ils s'approchent, poussant des cris, ils font du tapage et trompettent. Les caravaniers ayant peur des pirates et des trompettes, Le preux leur dit: «Ne craignez pas ces gredins, je vous le répète. L'un des deux: je les extermine ou dans la mer ils me rejettent. 1027 «Sans la Providence, ils sont nuls» même armés et sur des bateaux, Si la Providence le veut, je succomberai tard ou tôt, Ne me sauveront ni amis ni murs épais de mes châteaux, Celui qui en est conscient ne craint ni lance ni couteau. 1028 «Vous êtes lâches au combat, inhabiles négociants, Evitez la flèche et soyez, derrière l'huis clos, patients, De mes épaules de lion je combattrai, insouciant, Je teindrai de sang le bateau des pirates, vos assaillants.» 1029 Agile comme une panthère, il revêt l'armure et ne sue, Se préparant pour le combat, il prend en main une massue, Sur la proue, le cur impavide, il porte la terrible issue. Son glaive achève l'ennemi et l'ami, sa beauté perçue. 1030 De cris de pirates s'emplit l'air comme d'eau versée à broc, Les brigands vont à l'abordage et lancent le bélier à croc, À la proue l'impavide preux ne craint point son mortel accroc, Sa massue brise le bélier, l'assaillant fait mine d'escroc. 1031 Avtandil debout, sain et sauf, voit les pirates qui s'accoutrent, Ils cherchent à sauver leur peau, privés désormais de leur poutre, Mais le preux se jette sur eux et les transperce d'outre en outre, Terrifiant les malandrins et les crevant comme des outres. 1032 Comme des chèvres les abat Avtandil au courage neuf, Les noie ou les fracasse à bord comme autant de coquilles d'uf, Les brigands sont entrechoqués neuf contre huit, huit contre neuf, Les survivants succomberont, de la vie ils seront les veufs. 1033 Le preux remporte la victoire et son espoir n'est pas trompeur. Certains supplient: «Epargne-nous, car se dissipent nos vapeurs!» Le chevalier fait prisonniers les blessés saisis de torpeur, L'apôtre a raison d'affirmer: «L'amour peut naître de la peur.» 1034 Ne te vante pas d'être fort, homme fanfaron comme un soûl, La puissance ne sert à rien si le Tout-Puissant ne t'absout! Une étincelle abat un arbre en brûlant le tronc de dessous, Si Dieu te soutient, l'ennemi au moindre coup sera dissout. 1035 Passant en revue les joyaux nombreux comme le blé qu'on vanne, Avtandil accouple les nefs et appelle la caravane. Ravi par ce spectacle, Ussam se réjouit et se pavane, Il loue et vainqueur, et trésor qui saurait boiser la savane. 1036 Mais pour encenser Avtandil mille langues il faut avoir, Sans y réussir ; de ses yeux le triomphateur est à voir. Les marchands s'écrient: «Ô Seigneur, à Toi gré nous devons savoir, Le soleil paraît et la nuit en jour transforme son pouvoir.» 1037 Ils l'entourent en lui baisant les pieds, la main dextre et le front, Ils le louent, digne de l'éloge et ne pardonnant un affront: «Un sage à ta vue devient fou, notre dévouement nous t'offrons, Délivrés par toi du péril, d'injustice nous ne souffrons.» 1038 Le preux dit: «Remercions Dieu, des essences le Créateur, Le ciel veille à la mise au point du projet dont Il est l'auteur, De Sa présence le secret dévoilé est révélateur. Un sage croit en son destin et obéit au Rédempteur. 1039 «Préservant notre sang, Il fit de nos âmes ses créancières, De par moi-même je ne suis qu'un peu de terre et de poussière! J'exterminai vos ennemis comme des bêtes carnassières, Je reçus un bateau chargé de biens en offrande princière.» 1040 Quand un preux gagne le combat, il suscite de vifs transports, Quand il surpasse l'ennemi, on lui sait gré de son apport, Honteux de leur confusion, les gens voient en lui leur support, Mais une plaie sans gravité lui sied et embellit son port. 1041 Les marchands visitent la nef de jour, ne passent de nuit blanche, Ils n'inventorient les trésors offerts aux yeux en avalanche, Les transportent sur leur bateau, sur la nef l'incendie déclenchent, Une drachme ils ne donneraient pour cet amas de mâts et planches. 1042 Ussam adresse à Avtandil ces propos, passé le remous: «Tu nous rends forts, nous qui sans toi comme la cire serions mous, Dispose de nos biens, desquels nous n'éliminons que le moût, Laisse-nous en ce que tu veux, contents, nous ne ferons la moue.» 1043 Avtandil dit: «Frères, vos pleurs avant le combat meurtrier Ont touché Dieu, notre Seigneur, qui le bien du mal a trié, Lui vous sauva et quant à moi, le pied passé dans l'étrier, Je n'ai que faire de vos dons, seul je garde mon destrier! 1044 «Je n'accumule de trésors, ne les cherche, ne thésaurise, Je possède joyaux, tapis, mais la richesse je ne prise, Que ferai-je de vos présents, si le sort ne me favorise? J'ai une cause que je sers, je ne subis que son emprise. 1045 «Je ne tiens aux trésors acquis, je ne suis pas un vil grigou, Servez-vous sur notre butin qui ne mérite le dégoût, Mais, je vous en prie, acceptez mon souhait sans arrière-goût: Dissimulez-moi parmi vous comme en un palmier le sagou. 1046 «En cachant mon identité, n'élevez-moi que d'un gradin, Dites de moi: «C'est notre chef», ne me nommez point paladin, J'irai avec vous travesti en négociant anodin, Vous préserverez le secret de ma dextre et de mon gourdin.» 1047 Le preux réjouit les marchands, lui faire un bas salut ils vont, Lui disant: «C'est notre désir, et de cet espoir nous vivons, Le service sollicité, sur l'honneur, nous te le devons, Nous t'obéirons car en toi notre soleil nous percevons.» 1048 Ils poursuivirent le chemin, en ces lieux point ne s'attardant, Faisant la traversée en paix, le calme sur mer les aidant, Rendant hommage à Avtandil, leur compagnon et confident: Il reçut des perles de choix et de la couleur de ses dents. XLII. RÉCIT DE L'ARRIVÉE D'AVTANDIL À GOULANCHARO 1049 Avtandil traversa la mer et ne fut plus contrarié, Les voyageurs virent d'un port les murs aux jardins mariés, Des fleurs insolites formaient des plates-bandes variées. De décrire ce beau pays quel conteur pourrait parier? 1050 Près des jardins on attacha le bateau avec trois haubans, Avtandil descendit du bord simplement vêtu d'un caban, En attendant les portefaix, il alla s'asseoir sur un banc, Déguisé en négociant parut le vainqueur des forbans. 1051 On voit venir le jardinier qui s'occupe de ce jardin, Il admire le chevalier et son visage incarnadin. Avtandil lui dit d'approcher et questionne le citadin: «De quel roi êtes-vous sujets, quel est ce pays smaragdin? 1052 «Raconte-moi tout en détail, dit le chevalier à cet homme, Quel est le tissu le plus cher qu'apportent les bêtes de somme?» Il répondit: «Ô étranger, il me semble te voir en somme! Dans mon propos je serai franc, car ici menteurs nous ne sommes. 1053 «En dix mois on ferait le tour de ce royaume maritime, La ville de Goulancharo de rares attraits nous nantîmes. Les bateaux sillonnent les mers pour se rendre en ce port intime, Mélik-Sourkhav est notre roi, il jouit d'une grande estime. 1054 «Un vieillard que nous accueillons rajeunit et jeunesse épouse, Banquets et jeux se succédant, c'est fête douze mois sur douze, Eté, hiver, diverses fleurs se prélassent sur nos pelouses, Nos amis et nos ennemis nous l'envient et nous en jalousent. 1055 «Les négociants n'ont ailleurs semblables avantages, gain, L'on achète et vend, perd ou gagne et même perte donne gain. Un mois, une année enrichit, la fortune ayant ses regains, Le commerce ne s'interrompt comme l'écoulement sanguin. 1056 «Je sers le doyen des marchands, je suis le jardinier d'Hussein, Je vous parlerai de ses us, de son règlement strict et sain, De son jardin où vous soufflez le quartier maritime est ceint, C'est à lui qu'on montre en premier tissus, joyaux au fin dessin. 1057 «Les négociants étrangers lui offrent de riches cadeaux, Ils lui présentent leurs trésors, posent à ses pieds leur fardeau, Notre maître effectue un choix, et l'on traite sous ces jets d'eau, Après quoi le chef des marchands fait renouer paquets, cordeaux. 1058 «Il reçoit les hôtes d'honneur, il est d'un agréable abord, Il ordonne qui saluer de ceux qui arrivent à bord. Mais il est absent, je me tais, sachant que le silence est d'or, C'est à mon maître qu'il revient de vous entretenir d'abord. 1059 «Fatmane-Khatoune est sa femme et sa dame aux belles manières, Point renfrognée, elle est aimable, accueillante et hospitalière, Vous ferez objet de sa part d'attention particulière, Elle vous recevra de jour, sous le soleil, à sa lumière.» 1060 Avtandil lui dit: «Accomplis l'intention par toi conçue!» Le jardinier part en courant, de joie, d'émotion il sue. Il dit à sa dame: «Aveuglante et de clarté secrète issue, La beauté aux traits d'un soleil céans espère être reçue. 1061 «Chef d'une caravane, il est possesseur d'un trésor croissant, Cyprès élancé, de la lune au septième jour le croissant, Caban et voile purpurin l'embellissent, ne se froissant. Il m'appela et me parla, aux prix d'ici s'intéressant.» 1062 Fatmane-Khatoune ordonna d'orner le caravansérail, Envoya dix serfs aux marchands, fit transporter leur attirail. Parut la rosé et le rubis, le jais allié au corail, Main de lion, pied de panthère, il a le monde pour mirail. 1063 La rumeur dans la ville court, sa population annexe, Venue admirer l'étranger, grossit la foule des deux sexes, Certains le convoitent des yeux et d'autres demeurent perplexes, Les femmes montrent du mépris à leurs maris que cela vexe. 1064 Fatmane, l'épouse d'Hussein, sortie sur le seuil, le reçoit, De manifester son plaisir ses traits animés ne sursoient. Se saluant, l'hôtesse et l'hôte entrent dans la salle et s'assoient, Dame Fatmane, selon moi, cette visite ne déçoit. 1065 Fatmane, hôtesse séduisante, est jeune sinon jouvencelle, Elancée, brune, son visage épanoui vous ensorcelle, Le vin ne lui déplaît, elle aime et chansons et violoncelle, Elle est coquette et les joyaux joyeusement elle amoncelle. 1066 Cette nuit Fatmane-Khatoune offrit un fastueux repas, Le preux lui remit des présents non indignes de ses appas. Dieu fasse que ce riche accueil par suite ne la ruine pas. Tard vers le caravansérail Avtandil dirigea ses pas. 1067 Le matin, il dépaqueta et étala sa marchandise, On fit un choix pour le seigneur de tissus et de friandises, Puis il ordonna aux marchands: «Remballez tout sans vantardise, Faites votre négoce, mais que mon nom personne ne dise!» 1068 Vêtu en marchand, ses habits le preux dérobe à l'examen, Reçu la veille par Fatmane, il l'accueille le lendemain, Une causerie côte à côte écourte des mots le chemin. Fatmane languit sans le preux comme sans Vis languit Ramin. XLIII. FATMANE S'EPREND D'AVTANDIL 1069 Mieux vaut te tenir à l'écart des coquettes qui te défient, Leur propos mensonger te flatte et, adulé, ton cur s'y fie, Puis par une infidélité ton amante te mortifie. C'est pourquoi son for intérieur à une belle on ne confie. 1070 Fatmane s'éprend d'Avtandil, une pensée elle rumine, Le feu de l'amour grandissant la supplicie et la burine, En vain voudrait-elle voiler tourments et affres qui la ruinent. «Que faire?» se demande-t-elle et sur ses joues pâlies il bruine. 1071 «S'il prend ombrage de l'aveu et nos entrevues s'il espace? Si je me tais, le feu grandit, m'envahit, gagne de l'espace! Advienne l'un des deux: je parle et puis je vis ou je trépasse! Un docteur ne peut vous soigner s'il ignore ce qui se passe.» XLIV. LETTRE D'AMOUR DE FATMANE À AVTANDIL 1072 Elle expédie au chevalier une lettre qu'on lui présente, En termes émouvants l'amour, son tourment elle y représente, Touchant le cur de l'auditeur, sa passion se rend présente, De recevoir un tel envoi rarement l'heur se représente.
1073 «Ô Soleil, si Dieu a voulu qu'en soleil incarné tu naisses, N'est-ce pas pour que ta beauté meurtrisse de loin et puis n'est-ce Le signe de ce que seront brûlés les gens qui te connaissent? . Les astres sont fiers de pouvoir croiser ta splendide jeunesse. 1074 «Te voir c'est s'éprendre de toi et connaître tourment et trouble, Rosé, que ne sont près de toi les rossignols que ta vue trouble? Ta beauté fait faner les fleurs, fleurs fanées des miennes se doublent, Retranchée du soleil levant, je péris, ma vue devient trouble. 1075 «Je crains de l'avouer et prends le Dieu Tout-Puissant à témoin, Je perds patience, me meurs, en vain pour me calmer on m'oint! Le cur succombe aux cils perçants, et je te supplie néanmoins De me restituer raison: il m'en reste de moins en moins. 1076 «Aussi longtemps que je n'aurai à mon message Je réponse, Que je ne saurai si s'émeut ton cur ou si sourcils tu fronces, J'endurerai, rude au toucher, le temps mué en pierre ponce. J'attends ton verdict, préférant la mort à la vie sur des ronces.» 1077 Le mot de Fatmane traduit son émotion apparente, Le preux le lit comme il lirait l'aveu d'une sur ou parente, Il se dit: «Elle ne sait pas que nos curs point ne s'apparentent, Qu'une autre possède le mien, de ma félicité garante. 1078 «La rosé ignore le corbeau, elle est seule et ne veut point d'hôte Jusqu'à l'heure où le rossignol de son ramage ne la dote, Une action indigne est brève et appelle son antidote. Mais quelle lettre m'écrit-elle, en quel délire elle radote?» 1079 Jugeant Fatmane dans son cur, il la condamne et la réprouve, Puis il se dit: «Qui peut m'aider? Un autre que moi je ne trouve. De par le soleil recherché, pour qui calamités J'éprouve, Je m'acquitterai de ma tâche et je sais que mon cur m'approuve. 1080 «Cette femme voit bien des gens qu'accueillent hôtels et auberges, Elle reçoit des étrangers et dans sa maison les héberge, Je dois atténuer mon feu, qu'on dise que je me goberge, Pour payer tribut on n'a pas toujours à mettre au vent flamberge.» 1081 Il se dit: «À celui qu'elle aime, une femme son âme donne, La maudite ne se soucie de potins quand le sang bourdonne, Elle vous livre son secret et sans réserve s'abandonne. Je peux apprendre du nouveau si j'acquiesce et me subordonne. 1082 «Sans le soutien de mon étoile en route m'attendent embûches, Je n'ai point ce dont j'ai besoin et n'ai que faire de mes huches, Dans ce monde où règne la nuit on marche à tâtons et trébuche, Ce qui se répand au dehors est bien ce que contient la cruche. XLV. LETTRE D'AVTANDIL À FATMANE 1083 Il écrivit: «L'éloge vient de ta beauté, de ta jouvence, Mais mon brasier est plus cuisant, par ta lettre tu me devances. Je désire ce que tu veux, si tu acceptes mes avances, Notre rencontre est assurée, surgissant d'une connivence.» 1084 La joie de Fatmane s'accrut, en son for intérieur enclose, Elle écrivit: «Trêve de pleurs, je veux être heureuse et je l'ose, Seule je t'attendrai chez moi et voici mon unique clause: Hâte-toi et viens sans tarder, sois près de moi à la nuit close.» 1085 Aussitôt qu'au preux on remet ce billet d'invitation, Il sort, mais reçoit d'un valet contrordre et salutations: «Remettons notre rendez-vous,» lit-il dans l'exhortation. En proie à l'irritation, il lance: «Il n'en est question!» 1086 Le preux ne rebroussa chemin, tout en étant désinvité, Il trouva Fatmane agitée et garda calme et gravité. Autour d'elle craintes, soupçons ne cessant point de graviter, La femme fuit la confidence et s'arrange pour l'éviter. 1087 Ils s'assoient ensemble, en baisers et en propos ils se déchargent Lorsqu'apparaît un jouvenceau dans la porte qui s'ouvre large, Il est suivi de son valet qui porte son glaive et sa targe. À la vue d'Avtandil il dît: «Il me semble être mis en marge.» 1088 Fatmane trembla à sa vue, en proie a une obsession, L'homme eut pour le couple enlacé un mouvement d'aversion, Puis dit: «Prélasse-toi, catin, sans pause ou interruption, À l'aube tu regretteras ta joie et ta possession! 1089 «Putain, tu m'as humilié et tu m'as traîné dans la fange, Mais dès demain le châtiment t'attend et tu auras le change, Tu immoleras tes enfants, je verrai comment tu les manges. Crache-moi au visage, si je ne le fais et ne me venge!» 1090 Secouant de la main sa barbe, il son après ces mots horribles. Fatmane se frappe la tête et passe sa conduite au crible, Elle devient source de pleurs, songe à la menace terrible: «Qu'on fasse cercle autour de moi et de pierres que l'on me crible! 1091 «Je dilapide mes joyaux, sanglote-t-elle en se griffant, Je jette au vent mes diamants, j'achève mari et enfants! Adieu disciples, précepteurs, pour moi Pair devient étouffant, La honte me couvre à jamais, point de foyer me réchauffant!» 1092 Avtandil l'écoute parler d'un air consterné, stupéfait, Il demande: «Que lui fis-tu, pourquoi tantôt tu te griffais? De quel droit te menace-t-il? Apprends-moi quel est ton forfait? Calme-toi, parle-moi de lui: de quoi est-il insatisfait?»
1093 La femme répond: «Ô lion, de folie est en moi la mine, Epargne-moi les questions, ma langue à parler abomine! Par ma faute et de cette main, mes propres enfants j'extermine. Mon amour pour toi l'emporta, il me condamne et il me mine. 1094 «C'est un cas de prolixité, et une bavarde il dénote, Cela arrive à l'insensée, à l'écervelée, à la sotte. Pleurez, bonnes gens! Un docteur, au lieu de la soigner, ligote Celle qui boit son propre sang, puis fond en larmes et sanglote. 1095 «Ne me demande rien de plus, de deux choses accomplis l'une Tue, si tu peux, cet homme-là par une nuit noire et sans lune, Sauvegardant notre foyer et détournant mon infortune! À ton retour tu m'entendras, mon récit sera sans lacunes. 1096 «Sinon, repars dès cette nuit, charge tes ânes à l'aurore, Termine tes préparatifs, sois prêt à voyager encore, Mes péchés te feront du mal, car l'affaire ne peut se clore, Si cet homme vient, ce sera pour que mes enfants je dévore!» 1097 Lorsqu'Avtandil entend ces mots, l'indignation s'en empare, Il se lève et prend sa massue, sa vue éblouit et effare, Il se dit: «Rester sans agir relèverait d'une âme avare.» Aucun mortel n'est son égal, personne à lui ne se compare. 1098 Il dit à Fatmane: «Je veux un guide, son nom m'est égal, Pourvu qu'il me montre la voie et me mène d'un pas égal. Cet homme n'est point un guerrier et ne peut être mon égal, Tu sauras comment j'agirai, garde ton foyer conjugal.» 1099 Avec un valet désigné, il prend le sentier qui zigzague. Fatmane lui crie: «Mon tourment est tel un fauve noctivague, Si d'une massue tu l'abats ou le transperces d'une dague, Je te prie de me rapporter, l'enlevant de son doigt, ma bague.» 1100 Avtandil traverse le pont d'une impondérable démarche, Des maisons aux murs rouges-verts il voit au terme de sa marche, En bas des pièces d'apparat, en haut des vérandas à arches Se succèdent vastes, formant une cascade à plusieurs marches. 1101 Le guide parla bas au preux, brisant le silence nuitel: «Nous voici près de sa demeure, elle domine le montel. Vous voyez se superposant les deux balcons de cet hôtel? L'homme est assis sur l'inférieur ou dort en haut sous son mantel.» 1102 Devant le seuil du malheureux sont assoupies deux sentinelles, Avtandil glisse doucement, mais soudain elles l'interpellent, Alors il les prend par la gorge, éteint le feu de leurs prunelles, Il cogne leurs têtes, mêlant et cheveux épars, et cervelles. 1103 Leur maître est couché dans son lit, comme le loup en son liteau. Avtandil pénètre, poussant de ses mains en sang les vantaux, L'homme ne peut se relever, le preux le tue incognito, Le saisissant, le jetant bas et le transperçant du couteau. 1104 Soleil ami ou adversaire irréductible et inlassable, Avtandil envoie en enfer cette âme égarée, punissable, Il tranche le doigt à l'anneau, projette le corps sur le sable, Il n'aura jamais de tombeau, la mer l'engloutit et l'ensable. 1105 Sans qu'on apprenne son décès notre chevalier l'immola, Fuis il repartit en secret, et sa rosé ne désola. Je m'étonne comment, sans bruit, ces vies humaines il vola, Comment refit-il le chemin sans qu'âme vive il ne frôlât? 1106 Fatmane voit venir le preux au propos coulant tel un dois, Avtandil dit: «Je l'ai tué, j'agis comme je te le dois, Fais jurer ton serf de par Dieu, et à ce propos mon guide ois. Voici mon couteau ruisselant, voici ton anneau et son doigt. 1107 «Achève ce que tu disais lorsque tu fus abasourdie, De quoi te menaçait l'intrus, quelle affaire il avait ourdie?» Fatmane embrassa ses genoux: «Je me conduis en étourdie! À présent mon cur est guéri, et sauvée mon âme engourdie. 1108 «Hussein, moi-même et nos enfants, nous venons de naître à nouveau, C'est ton bras, louable lion, qui cette fortune nous vaut! Puisque le sang que tu versas m'est l'annonce d'un renouveau, Prête l'oreille à mon récit, Fatmane en défait l'écheveau.» XLVI. FATMANE CONTE L'HISTOIRE DE NESTANE-DAREDJANE 1109 «Cette ville observe un usage: à Navroz ou au Jour de l'An . Ne part en voyage marchand ou négociant ambulant. Nous nous déguisons en habits attrayants et étincelants, La cour inaugure un banquet aux vins fins, aux mets succulents. 1110 «Nous autres, marchands, nous rendons au palais et, sous ses arcades, Déposons présents et cadeaux, qui se déversent en cascade, Résonnent cymbales et luth en ville au cours d'une décade, Dans l'arène on joue à la balle, on chante et passe en cavalcade. 1111 «Hussein conduit les grands marchands, personne aux corneilles ne baye, Leurs épouses sont à ma suite et les portes du palais bâillent, Riches et pauvres rassemblés, à la reine présents on baille, Et puis chacun rentre chez soi après une belle ripaille. 1112 «Le jour de Navroz arriva. Des dons empreints de joliesse Nous présentâmes à la reine, elle rendit la gentillesse. Nous repartîmes peu après affranchis, dispos, en liesse, Nous nous sentions à notre gré, la joie frisant la hardiesse. 1113 «Je descendis dans mon jardin sous un ciel vespéral bleuâtre, Des amies m'accompagnaient aux traits fins et aux cous d'albâtre, Des chanteurs nous suivaient aux voix agréables, mais pas douceâtres. Je change d'habit et m'ébats, m'en donne à cur joie et folâtre. 1114 «Nous admirâmes dans des lieux où nous nous savions attendues Des maisons à vue circulaire au-dessus des flots suspendues. Ma suite et moi vîmes d'en haut de la mer la vaste étendue, Puis retournâmes au banquet et à sa gaîté éperdue. 1115 «De la joie et du fol entrain je deviens la génératrice, Mais au beau milieu du banquet m'effleure l'ombre d'un caprice. Mes compagnes, le remarquant, n'importunent leur conductrice, Je reste seule avec mon cur dépourvue d'interlocutrices. 1116 «Pour méditer face à la mer, je vais entrouvrir la fenêtre. Ma peine ne m'abandonnant, la mélancolie me pénètre, Au large j'aperçois un point, ses contours ne puis reconnaître, Un animal ou un oiseau la vision peut à peine être. 1117 «De loin je n'identifiai ce qui de près fut un canot, Une femme m'y apparut, gardée par deux noirs godenots: Son visage se profilait. Enfin ils marchèrent sur nos Sables mouvants. Les ravisseurs n'étaient ni honteux ni quinauds. 1118 «Devant le jardin est traîné le canot par ces deux maroufles, Ils jettent des regards furtifs, l'orgueil les emplit et boursoufle. Ils ne voient personne épier ni eux ni ce qu'ils emmitouflent, Je les examine en secret de chez moi, retenant le souffle. 1119 «À terre ils posent un bahut offrant la trace de revers, Ils en sortent une beauté, laissant le coffre découvert. Elle porte une écharpe noire et un vêtement uni vert, Le soleil envie sa splendeur qui illumine l'univers. 1120 «La vierge se tourne vers moi, sur le roc ses rayons s'étalent, Emplissant la terre et les deux et jouant sur la mer étale. Je cligne des yeux à la vue de la rosé ouvrant ses pétales, Puis je referme les battants, de peur que les noirs ne détalent. 1121 «Je fis venir mes serviteurs fidèles au nombre de quatre, Je leur dis: «Voyez la clarté que ces visages noirs encadrent, Allez les rejoindre en secret, sans hâte, tenez-vous à quatre, Payez-la n'importe quel prix, pour l'avoir mettez-vous en quatre. 1122 «S'ils refusent, ne cédez pas, ramenez la belle sauve ou Tuez ses ravisseurs, tâchez d'avoir la lune, appliquez-vous!» Mes valets volent vers le bord, à mon service ils se dévouent, Mais les noirs semblent mécontents de l'inattendu rendez-vous. 1123 «Je regarde par la fenêtre et vois que cela les dépite, Je crie aux serfs: «Frappez-les donc!»et mes valets les décapitent, De l'inconnue ils prennent soin, dans la mer les corps précipitent. Je m'empresse de l'accueillir, je suis émue, mon cur palpite. 1124 «Comment élever sa louange et comment la peindre si belle? Le soleil doit se retirer, voyant que paraît à l'aube elle! Qui peut supporter sa clarté et contre elle qui se rebelle? Je suis prête à être brûlée pour que vive la colombelle!» 1125 Fatmane prononce ces mots, puis se frappe et des coups s'assène, Avtandil se joint à ses pleurs, déplorant la poignante scène, Puis chacun s'imagine seul, leur raison ne paraît plus saine, Leurs larmes coulent sans entrave et passent comme à travers seine. 1126 Enfin le preux lui demanda: «Relate-moi les faits suivants.» Fatmane reprit: «Je la vis, nos curs parurent connivents, Je la couvris de mes baisers, de caresses la poursuivant, Je la fis asseoir, pour parler, auprès de moi sur un divan. 1127 «Je lui demande: «Qui es-tu et enfant de quelle tribu? Soleil, d'où te menaient ces noirs et ne craignais-tu leur abus?» Sans réponse à mes questions, de sa part j'essuie le rebut, De sa source coulent des pleurs et emplissent le pré herbu. 1128 «Quand j'épuisai des questions, des prières les arsenaux, La belle éclata en sanglots, ne retint ses pleurs virginaux, Il plut des narcisses, le jais formant du cristal le chéneau. Mon cur haleta. Je brûlais comme sur un feu de fourneau. 1129 «Elle dit: «En toi je chéris une mère et mon mal surmonte. Qu'espères-tu de mes récits? Ce ne sont que fables et contes! Pauvre fugitive, mes maux et mes malchances je ne compte, Tu médiras du Tout-Puissant si mes déboires je raconte!» 1130 «Je pensai: «De la subjuguer évitons de faire la règle, Si j'insiste auprès du soleil, sa raison faiblit, se dérègle, L'appel pressant est déplacé quand le sort vous bat comme seigle, Le moment n'est pas opportun, et ce n'est pas un jeu d'espiègles! 1131 «De par le soleil et l'amour, un acte civil j'accomplis Lorsque j'accueille le soleil. Sa clarté l'univers emplit. Je pus à peine la cacher par un rideau tombant en plis. La rosé froidit sous la grêle atteignant le moindre repli. 1132 «Ce peuplier et ce soleil j'ai amené chez moi et j'ai Préparé sa chambre à coucher. Secrètement je l'y logeai, Ne la révélant à autrui, je la gardai, la protégeai, De son service et de ses soins un esclave noir je chargeai. 1133 «Mais comment pourrai-je évoquer le soleil en son habitacle? Jour et nuit la belle pleurait, rappelant un fleuve en débâcle. Je la suppliais: «Calme-toi, nous surmonterons les obstacles!» Me voici sans elle, malheur! Et je lui survis par miracle! 1134 «À mes visites, à ses pieds je vois de larmes des étangs, L'encre formant des tourbillons, lances de jais les abritant, Prenant source aux lacs de ses yeux, des torrents se précipitant, À travers coraux et rubis, perles jumelles vous guettant. 1135 «Je ne pouvais l'interroger, car elle baissait ses sépales, Il suffisait de demander; «Qui es-tu? Pourquoi es-tu pâle?» Dans le torrent de sang les cils bruissaient comme bruissent les pales. Quel mortel n'en serait touché, à moins d'être une pierre opale? 1136 «Elle ne voulait point de lit et refusait la couverture, N'ôtant jamais ses vêtements, elle défiait la torture, Pliant sous sa tête son bras, s'endormait dans cette posture, Après mille implorations prenant un peu de nourriture. 1137 «Je dois évoquer ses habits: son écharpe noire et sa robe. J'ai pu admirer des bijoux, je vis diverses garde-robes, Mais de l'écharpe le secret à mon jugement se dérobe, Le tissu en est souple et ferme, uvre de quelque artisan probe. 1138 «La belle séjourna longtemps de la sorte dans ma maison, Je n'en parlai à mon mari, craignant de sa part trahison, Je me disais: «Il est bavard, à lui notre secret taisons!» Je m'arrangeai pour l'entrevoir par diverses combinaisons. 1139 «Je pensai: «Si je le lui dis, pourrai-je le soleil aider? J'ignore ses besoins, ne sais qui, en quoi peut la seconder. Mon mari m'assassinera, au secret ayant accédé. Mais comment cacher le soleil, par quel moyen ou procédé? 1140 «Que puis-je, seule et dépourvue, pendant que mon feu se renforce? Je me confierai à Hussein, je vais le supplier, à force De le prier, il cédera, et au silence je le force. Il ne voudra être parjure, on ne tond moutons avec forces.» 1141 «Je m'approche de mon mari, je le caresse et je l'embrasse, Je lui dis: «Promets le secret, des discordes fais table rase, Jure-moi de ne point parler, ne te contente pas de phrases!» Il jure: «Contre le rocher que ma tête indigne s'écrase! 1142 «Je préserverai ton secret, à mon serment ne dérogeant, Avec l'ami ou l'ennemi, jeune ou vieux ne le partageant.» Et je me confie à Hussein, homme cordial, indulgent: «Je vais te montrer le soleil ses rayons dorés propageant.» 1143 «Nous pénétrâmes dans la pièce aux beaux tapis, au décor cher, À la vue du soleil, Hussein demeura coi, d'un reveche air, Il s'écria: «Tu m'as montré un miracle insolite et cher. Que Dieu m'accable de courroux, si c'est vraiment un être en chair!» 1144 «Je répondis: «Quant à sa chair, à quoi m'en tenir je ne sais, À part ce qu'elle me livra ou ce qu'elle me confessait, Si nous demandions qui elle est, si instamment on la pressait, Peut-être à son secret scellé nous pourrions obtenir accès.» 1145 «Nous nous rendîmes donc chez elle et nous fûmes fort prévenants, Nous dîmes: «Nous sommes brûlés, soleil, du feu de toi venant, Qu'est-ce qui guérirait ton mal, à l'avenir le prévenant? Qu'est-ce qui te rendit, rubis, d'un ton de safran avenant?» 1146 «Nous entend-elle? De propos mesurés nous la subjuguons, Les perles de la rosé close au ton doux nous ne distinguons, S'entrelacent ses serpents vifs, ses yeux nous lancent des angons, Le soleil se couvre de nuit lorsque s'acharne le dragon ' 1147 «Elle n'est touchée par nos mots, ni par nos demandes, ni par Notre silence. Renfrognée est la panthère-léopard. À nouveau elle s'emporta et répandit des pleurs épars: Elle nous lança: «Laissez-moi!»se retirant dans ses remparts. 1148 «Couvert du torrent lacrymal, son visage ne surnagea, Nous regrettâmes en pleurant notre propos qui l'affligea, Nous eûmes du mal à calmer une colère de naja, Nous lui apportâmes des fruits, du bout des dents elle en mangea. 1149 «Hussein dit: «Je suis affranchi, la belle apaise ma tourmente, Ses traits sont dignes du soleil, et ses rayons vifs diamantent, Qui ne l'admire, cent vingt fois son mal et son tourment augmentent, Dieu me punisse s'il le faut, le sort ne veuille que je mente!» 1150 «Nous la regardâmes longtemps, partîmes avec des soupirs, Loin d'elle nous sentions un mal que rien ne pouvait assoupir. Chez elle nous allions le soir, prenant le soin de nous tapir, Nous laissions nos curs enchaînés dans leur ignorance croupir. 1151 «Le temps fuit insensiblement, les journées et les nuits alternent, Hussein me dit: «Depuis longtemps je ne vis le roi, je lanterne, Permets qu'à la cour je me rende et devant le roi me prosterne.» «De par Dieu, agis à ton gré,» lui dis-je d'un ton peu paterne. 1152 «Hussein jeta des pierreries et des joyaux sur un plateau, Je le suppliai: «Au palais tu verras gens ivres tantôt, Si tu la livres, j'en mourrai et n'en payerai le surtaux!» Il refit son serment: «Plutôt me frappe un glaive ou un marteau!» 1153 «Hussein voit le roi festoyant, le seuil du palais il franchit, Le roi le chérit, et Hussein devant lui son genou fléchit. Le roi l'assoit auprès de soi, de ses cadeaux il l'affranchit, Mais voyez le marchand grisé, s'il est flatteur, irréfléchi! 1154 «Avant la visite d'Hussein le roi coupe sur coupe écorne, Puis emplit son verre à nouveau et verse du vin dans les cornes. Hussein oublie Mecque et Coran, son roi bassement il flagorne, Il est dit: «La rosé messied au corbeau, à l'âne, les cornes!»
1155 «En ces termes à Hussein gris s'adressa le roi clarissime: «Je suis étonné, lui dit-il, de voir tes présents richissimes. Où prends-tu perles et rubis? Car tes dons mon trésor éciment! Je jure que je ne pourrais t'en rendre même le décime.» 1156 «Hussein s'inclina et lui dit: «Entends mon propos solennel, Ô toi, clarté du ciel, donnant la vie à tout être charnel, Qui es le maître de mon or, des joyaux exceptionnels, Tu m'as octroyé ce que j'ai, je n'eus rien au sein maternel! 1157 «Ce que je recèle ternit mes offrandes du temps jadis, J'ai une fiancée qu'on peut marier à ton digne fils, Ta majesté me saura gré pour ce soleil au teint de lis, Ton règne en sera adouci, ce n'est point là. propos gratis!» 1158 «Pourquoi prolonger le récit, disons ce qu'il en sort en somme, Il livre le secret au roi, oubliant serment qui l'assomme. Le cur du roi se réjouit, à s'exécuter il le somme, Veut qu'il l'amène à son palais, la démonstration consomme. 1159 «Je reste chez moi sans souci, sans que rien mon cur ne pressente, Puis je vois le maître des serfs pendant que mon mari s'absente, Les valets du roi le suivant au nombre réglé de soixante. Lorsqu'ils approchent, je me dis: «L'affaire s'annonce pressante!» 1160 «Ils disent en me saluant: «Fatmane, notre roi l'ordonne: Hussein offrit la belle au roi, il attend que tu nous la donnes, Daigne nous remettre la vierge et ton dérangement pardonne!» À ces mots le courroux divin frappe les monts et au ciel tonne. 1161 «Je feignis un étonnement: «Vous voulez la vierge? Laquelle?» Ils redisent: «Hussein l'offrit, affirmant qu'elle luit et qu'elle Passe le soleil.» Je glanais de ma franchise les séquelles, Je tremblai, ne pouvant bouger, laissant les choses telles quelles. 1162 «J'entrai chez la belle, la vis au tourment ineffable en proie, Je lui dis: «Mon soleil, tu vois, je suis navrée, du noir je broie, Le ciel me montre son courroux, il me piétine et me foudroie, On me trahit, le roi te veut, meurtrie, il faut que je t'octroie!» 1163 «Elle dit: «Ne t'étonne point, ô ma sur, de cette échéance! ]e me fais déjà à mon sort et je reconnais ma malchance, Le mal n'a rien d'extravagant, soyons surprises par la chance! Le malheur est vieux, pas nouveau, il est de l'heur la déchéance.» 1164 «Comme des perles s'écoulaient de leurs sources les pleurs fréquents, Elle se leva, son aspect panthère ou héros évoquant. La joie n'est joie, le mal n'est mal pour qui fuit le sort le traquant. Un châle elle me demanda la dérobant et la masquant. 1165 «Je pénétrai dans mon trésor, il est digne d'être cité, Je pris pierreries et joyaux parmi les plus sollicités, Chaque joyau représentait le prix de toute une cité. Je ceignis la belle, évoquant de mon destin l'adversité. 1166 «Je lui dis: «Ces perles pourraient te rendre service, âme chère.» La belle je reconduisis jusqu'à notre porte cochère. Les cloches sonnèrent, le roi l'accueillit, lui fit bonne chère. Les foules la sollicitant pas un mot ne lui arrachèrent. 1167 «Les gens demandent à la voir, et il se fait un grand vacarme, Les gardes ne les retenant, elle les apaise et les charme. Lorsque le monarque la voit, élancée en cyprès ou charme, Il s'écrie, stupéfait: «Soleil, d'où viens-tu, beauté qui désarme?» 1168 «Elle aveugle, tel le soleil, et à sa vue des yeux on cligne. Le roi dit: «Mes yeux ignoraient l'existence de telles lignes, Dieu seul a pu l'imaginer et non pas la pensée maligne, Son midjnour doit errer par vaux, s'il ne dégénère ou foi-ligne!» 1169 «L'asseyant près de lui, le roi mène une causerie gentille: «Dis-moi qui es-tu, d'où viens-tu, descends-tu de quelle famille?» La belle solaire se tait, mais sa splendeur céleste brille, L'air affligé et tête basse, elle ne bronche, ne sourcille. 1170 «Elle n'écoute pas le roi, sans feinte ni esprit railleur, Son cur est loin, et sa pensée vagabonde sans doute ailleurs. La rosé est jointe, recelant et les perles, et leur lueur. Sa beauté aurait ébloui les plus acharnés parieurs! 1171 «Le roi dit: «Comment apaiser nos curs et notre accablement? Deux choses je peux supposer, de troisième n'en vois vraiment: Ou la belle connaît l'amour et ne pense qu'à son amant, N'a pas d'yeux pour d'autres mortels, n'attend que l'aimé ardemment ; 1172 «Ou elle est un esprit planant au-dessus des monts et des combes, La joie la fuit, et lui est grâce en disgrâce si elle tombe, Conte ou fable tout lui paraît, bonheur, malheur ne lui incombent, Elle est quelque part, sa pensée voltige telle une colombe. 1173 «Dieu fasse que mon fils royal nous revienne victorieux Pour que je donne ce soleil à votre dauphin glorieux, Peut-être daignera parler l'astre au verbe mystérieux. Jusqu'alors la lune vivra sans soleil, loin des curieux.» 1174 «Je dois te dire que le fils du roi est preux, impartial, D'une beauté incomparable, élancé, fier et martial. Il menait campagne, vaquait à son combat initial, Tandis que notre souverain veillait au cadeau nuptial. 1175 «Des parures on apporta l'embellisant et la parant, Parsemées de rares joyaux et à rien ne se comparant, La couronne d'un seul rubis pour la noce lui préparant: À la rosé allait le cristal aérien et transparent. 1176 «Le roi ordonna: «Préparez du fils la chambre en attendant.» On y fit installer un trône en or venu de l'Occident. Le roi conduit la belle, ainsi sa majesté en décidant, Il intronise le soleil pâle, ne desserrant ses dents. 1177 «Le roi fait garder les accès et convoque ses neuf eunuques, Puis il festoyé comme il se doit, la liesse n'est pas caduque. Il remercie Hussein. La belle on admire, point la reluque, On entend le son du tambour, puis on touche de la sambuque. 1178 «Le banquet joyeux se poursuit, la flûte joue, et l'on buccine La vierge solaire s'écrie: «Ô ma destinée assassine! À qui serai-je destinée, tandis qu'un autre m'hallucine? Qu'entreprendre, comment agir? Aucune issue ne se dessine!» 1179 «Elle dît: «Fane-toi, beauté, puisque maintenant tu m'agaces, Je devrais essayer d'agir, pas bavarder comme une agasse! Quel sage abrégea le délai d'une vie sans cela fugace? C'est dans le malheur que se doit l'homme d'esprit d'être sagace.» 1180 «Et puis aux eunuques: «Venez et que votre raison affleure! Vous êtes trompés, sachez-le, on vous égare et on vous leurre, Ma rosé ne s'épanouit pour votre roi et point ne fleure, De battre cymbales, tambours il ordonna à la male heure! 1181 «Je ne puis être votre reine et mes routes jointes font une, Dieu me garde de l'héritier, car sa présence m'importune, À me convaincre renoncez, sachez: j'ai une autre fortune! Je ne veux vivre auprès de vous, votre vue ne m'est opportune. 1182 «Je vais me transpercer le cur, de mon couteau me suicider, Otages du maître, à quitter ce monde vous n'allez tarder. Ma ceinture prenez plutôt, le trésor que j'ai possédé, Vous n'aurez pas à regretter si vous me laissez évader!» 1183 «Perles, joyaux elle enleva, faisant ressortir sa sveltesse, Prit sa couronne de rubis, taillée dans une seule pièce, Et les octroya en disant: «Prenez ce que l'on ne dépèce, Libérez-moi, rendez à Dieu Sa charité avec largesse!» 1184 «Le gain sait attirer les serfs, car la convoitise nous guette! Ils ne craignent plus leur seigneur, abrégeant causerie longuette, Sont prêts à la faire évader, fermer les yeux dans l'échauguette. Admirez le pouvoir de l'or, voyez du diable la baguette! 1185 «L'or ne fait la joie de qui l'aime, il sert des ténèbres le prince. Les avares sont condamnés, jusqu'à la mort des dents ils grincent, L'or vient et s'en va, mais le ladre est mécontent, du sort se pince, La richesse lie l'âme au sol, de l'empyrée elle l'évince. 1186 «Près des eunuques les bijoux un consentement prompt lui valent, Elle revêt leurs vêtements et dissimule son ovale, Par une porte tapissée, du soleil s'en va la rivale, La lune est pleine, le serpent ne l'approche ni ne l'avale. 1187 «Les serfs la suivent en secret, empruntant de même une trappe. En m'appelant par mon prénom, à ma porte la vierge frappe, Je vais ouvrir, la reconnais et l'embrasse. Sa vue me frappe. Elle a un reproche pour moi, n'entrant point, elle se rattrape. 1188 «Elle me dit: «Par tes présents je me libère et me rachète, Dieu soit charitable pour toi, que Ses trésors Il décachete! Laisse-moi pardi à cheval, je ne puis rester en cachette, Faisons en sorte que le roi ne me redonne les manchettes!» 1189 «J'allai détacher un coursier, le meilleur de mon écurie, Je la fis monter à cheval, joyeuse et non point en furie, Soleil chevauchant un lion, elle aurait banni l'incurie. Périt ce que j'avais semé et je perds ma moisson mûrie! 1190 «Vers le soir, chemins et sentiers de persécuteurs se couvraient, La capitale on encercla, on tendit des pièges ou rets. On vint m'interroger, je dis: «Si chez moi vous la découvrez, Alors, fautive, je me rends, à notre roi vous me livrez!» 1191 «En vain perquisitionnent-ils, et les coins et recoins ils fouillent, Navrant le roi et ses vizirs, au palais ils rentrent bredouilles. Les courtisans prennent le deuil, d'habits voyants ils se dépouillent, «Le soleil parti, disent-ils, notre vue faiblit et se brouille.» 1192 «Je parlerai tantôt du sort de la lune au clair invaincu, À présent j'évoque celui qui vint protégé de l'écu: Je fus sa chèvre, lui, mon bouc, ainsi sans honte je vécus. La lâcheté avilit l'homme et la femme, son lascif cul. 1193 «De mon mari, j'en ai assez, car il est décharné et laid. L'autre était le grand échanson, dans son métier il excellait, Quoique je n'en porte le deuil, on s'aimait et l'on s'accouplait. Oh, d'une coupe de son sang, si jamais je me régalais! 1194 «Mon mystère je lui contai sans précaution ni fin art: Je dis le séjour du soleil, son départ furtif de renard. Maintenant que l'homme n'est plus, et que le feu d'amour ne m'ard, Je puis mesurer le danger que présentait son traquenard. 1195 «Il me menaçait chaque fois que nous avions une querelle, J'ignorais quand je t'invitai qu'il voulait voir sa tourterelle, Il se fit annoncer, tu vins et je craignis la crécerelle, J'annulai notre rendez-vous dans une angoisse naturelle. 1196 «Ne détournant pas tes rayons, tu arrives d'un pas alerte, Vos pas s'entrecroisent chez moi, votre rencontre vous alerte, Saisie de frayeur, je ne sais comment faire et me déconcerte. Ce malencontreux souhaitait ma mort et ourdissait ma perte. 1197 «Il serait allé au palais dans le trouble de ses idées, Il m'aurait dénoncée, son cur en feu, son ire débridée. Le roi détruisant ma maison, et sa colère étant vidée, J'aurais dû manger mes enfants, la foule m'aurait lapidée! 1198 «Dieu veuille te récompenser, tu fis cesser ma liaison, Tu m'affranchis de ce serpent et me sauvas de son poison, Je ne me méfie plus du sort, qu'il soit clément pour ma maison, Je ne crains plus la mort et sens arriver la joie à foison!» 1199 Avtandil lui dit: «Calme-toi, ta pensée, le Livre l'incarne: Le pire ennemi est l'ami hostile, à nous nuire il s'acharne, Un homme sage s'en méfie et la paix du cur il épargne. Ne crains plus celui qui partit, vers les morts emportant sa hargne! 1200 «Parle de la vierge, poursuis ton récit laissé en suspens, Qu'as-tu appris à son sujet, tomba-t-elle en un guet-apens?» Prenant la parole, Fatmane à nouveau des larmes répand: «Périt le rayon du soleil, champs et vallées enveloppant!» XLVII. HISTOIRE DE LA CAPTURE DE NESTANE-DAREDJANE PAR LES KADJIS 1201 Ô monde fugitif et faux, tu as de Satan l'imposture! On ne sait deviner au juste où se cache ta forfaiture, Du soleil éclatant tu fis une invisible créature... Le tableau s'éclaircit enfin: vaine est des choses la nature! 1202 Fatmane poursuit: «Son départ dans le désespoir me dépêche, Ma vie et mon âme ravies partent en céleste calèche, L'absence du soleil me brûle et je suis d'une humeur revêche, Les larmes coulent de mes yeux, leur source vive je n'assèche. 1203 «Je hais ma maison, mes enfants, je deviens féroce et cruelle, Le jour elle est devant mes yeux, et la nuit je repense à elle. j'évite le parjure Hussein à moi, à la foi infidèle, Il n'ose m'approcher, tapi, à part soi en un coin grommelle. 1204 «Un soir j'admire le soleil se couchant derrière la berge, Je flâne et mon pas me conduit devant la porte d'une auberge, Je me souviens de sa beauté, et ma mélancolie émerge, Je me dis: «Maudit soit le faux qui livre celle que j'héberge!» 1205 «Un guerrier aux trois compagnons apparut. Un groupe ils formaient, Ils avaient des habits civils, paraissaient être des gourmets. Ils garnirent pour le repas la table de boissons et mets, Ils buvaient, causaient, s'égayaient, tour à tour les plats consommaient. 1206 «Ils dirent: «C'est un bon abri, nous y trouvons notre pâture, Mais naguère quatre inconnus, réunis sous cette toiture, Il faudrait que nous relations nos respectives aventures. En évoquant les faits vécus, exposons-les avec droiture.»
1207 «Chacun débita son récit que des merveilles émaillaient. Un des serfs dit: «À mon égard la Providence ne faillait, Des perles je me procurai pendant que vous semiez millet, Prêtez l'oreille à mon propos, mes aventures effeuillez! 1208 «Je suis le valet d'un grand roi, souverain de la Kadjétie. Un jour à un mal inconnu la contrée fut assujettie, Le roi mourut qui protégeait orphelins et veuves bletties, Sa sur éleva ses enfants, endurcie, mais point abêtie. 1209 «Quoique femme, la Doulardoucht semble taillée dans un seul bloc, L'on n'attaque guère ses gens et ne l'entame point un soc, Ses jeunes neveux dont Rossan font face aux épreuves et chocs, Elle gouverne en Kadjétie et s'y élève, tel un roc. 1210 «La mort de sa sur outre-mer nous causa un déchirement, Les vizirs tinrent un conseil dans la gêne et l'abattement: Comment annoncer que s'éteint notre soleil au firmament? En commandant d'armée Rochac sert sa reine fidèlement. 1211 «Rochac déclara: «Le décès me pèse, mes pleurs endiguant, Je descendrai dans la vallée et un temps m'y ferai brigand Et puis je rentrerai chez moi, de joyaux rares me targuant, D'accompagner ma souveraine en escorte l'honneur briguant.» 1212 «Il nous dit: «Amis, suivez-moi, entendez mon unique adage!» Il nous choisit, cent meilleurs serfs ignorant le dévergondage. Nous veillions de nuit, et de jour nous nous livrions au brigandage, Mettant caravanes à sac sans préambule ou marchandage. 1213 «Nous traversions un vaste champ, déambulant dans la nuit. noire, Soudain nous vîmes au milieu une clarté ostentatoire. Nous dîmes: «Est-ce le soleil descendu sur terre? Est-ce à croire?» Eperdus, nous interrogions nos facultés divinatoires. 1214 «C'est la lune!» dirent les uns, les autres: «C'est le jour qui point.» Nous avançâmes de concert, marchâmes à brûle-pourpoint, Contournant l'énigme de loin, puis allant vers l'étrange point. De la clarté monte une voix, mais nos sens semblent par trop oints. 1215 «La voix proféra: «Cavaliers, dites-moi votre identité! Je vais en Kadjétie, porteur de messages en quantité!» Nous approchâmes à ces mots dans la profonde mutité, Le divin soleil-cavalier apparut en son entité. 1216 «Nous regardâmes fixement son visage fluorescent, Comme le soleil il brillait, sa lumière ne faiblissant, Rarement il laissait tomber un propos sage et point pressant, Sous les palais de jais perlait la rangée de dents pâlissant. 1217 «Nous lui parlons avec douceur, il a nos louanges en guise De salut. Mais ce n'est un preux parcourant le monde à sa guise, Rochac devine à son allure une femme qui se déguise, Nous la saisissons, l'inconnue notre suspicion aiguise. 1218 «Nous la supplions: «Parle-nous, soleil, lumineuse gerbée! À qui es-tu et d'où viens-tu, fendant les ténèbres qui béent?» Sans prononcer le moindre mot, elle pleure à la dérobée. Pauvre lune, par le serpent dans sa plénitude absorbée! 1219 «Elle ne livre pas un brin du secret élevé en pic, Ne désigne point son pays ni de ses traîtres le trafic, Elle parie d'un air bourru, ses mots pesants tombent à pic. Elle fascine nos regards, nous interdit comme un aspic. .1220 «Rochac nous dit: «N'insistez pas, elle se tait dans sa superbe, Son chemin est sans doute abrupt, inexprimable par le verbe. Chacun envie à notre reine un destin digne de proverbes, Car Dieu lui envoie constamment quelque don étrange et superbe. 1221 «C'est pour l'offrir à Doulardoucht que le Créateur nous l'envoie, Veillons à ce cadeau royal, et que l'envie ne nous dévoie! Nous ne saurions la dérober, c'est un secret à claire-voie, Un serviteur sera honni, si au devoir il ne s'emploie.» 1222 «Sur ce point on tombe d'accord, avec le chef on ne discute, En Kadjétie on la conduit, son ordre exprès on exécute. En chemin on ne parle pas, de mots on ne la persécute, Elle verse des pleurs brûlants, les rocs ses sanglots répercutent. 1223 «Laisse-moi partir maintenant, ai-je demandé à Rochac, J'ai à faire à Goulancharo, je m'absenterai du bivouac.» Il consent. Je mets les tissus et les soieries dans un bissac, Pour me guider dans mon chemin, je n'ai pas besoin de cornac.» 1224 «Ce récit jouit du succès, aux compagnons il plut beaucoup. Moi, je ne pleure plus et sens l'angoisse relâcher mon cou, J'ai accès à un peu de paix, mais d'une drachme en est le coût: J'entrevois la belle et j'apprends sa capture du même coup. 1225 «J'invite le serf à venir près de moi d'un geste implicite, Je lui dis: «Reprends ton récit, car mon intérêt il suscite.» Il redit ce que je savais, mais moi, je demeure tacite, Son récit anime mes sens, me transporte et me ressuscite. 1226 «J'ai deux esclaves noirs, leur don selon la circonstance agit, Qui le possède, par magie et disparaît, et ressurgit. Je les fais venir et leur dis: «Partez au pays des Kadjis, Apprenez-moi comment les jours de notre vierge y sont régis.» 1227 «Ils rentrent au bout de trois jours, leur récit à grands traits brossant Chez leur reine ils l'ont amenée, pressant leurs chevaux, les crossant, Doulardoucht la fait fiancée, la promet au jeune Rossan. La reine prendra son bateau ; un vent souffle ne le drossant. 1228 «La reine ordonne: «Elle sera à Rossan. Pensez aux atours. La noce est loin de mes soucis, du deuil j'entrevois les contours, Je la ferai ma belle-fille et la choierai à mon retour.» Un eunuque la surveillant, elle est enfermée dans la tour. 1229 «La reine ordonna de la suivre à ses devins et à ses mages, Car l'ennemi ne sommeillait, prêt à leur infliger dommages. Elle laissa ses meilleurs preux, craignant pour l'armée l'écimage, Au loin la retiendront longtemps les règles de l'ultime hommage. 1230 «Les Kadjis se sont arrangés pour qu'assiégés ils ne crevassent. Protégés par un grand rocher, ils se défendent, ne rêvassent, Un passage est fait dans le roc qui utilise une crevasse, Il mène en haut vers le soleil qui répand sa clarté vivace. 1231 «Des guerriers protègent l'accès de ce mystérieux tunnel, Dix mille campent à l'entrée du passage ascensionnel, Trois mille, aux portes de ce fort en renfort exceptionnel.» Ô coeur, du monde tu es las et de son mal sempiternel!» 1232 À ces mots le solaire preux, Avtandil au ferme poignet, Se réjouit et s'égaya, une allégresse l'empoignait. Noble de naissance, au Seigneur sa gratitude il témoignait: «D'une sur lointaine me vient de la joie à pleines poignées!» 1233 Il dit à Fatmane: «Tu sais, je te désire avec constance, Tu contas posément ce que je demandais avec instance. Parle-moi des Kadjis qui sont, dit-on, uniquement substance, Mais d'où leur vient, dans ce cas-là, et leur chair et leur consistance? 1234 «De la vierge le vif regret me consume d'un feu recru. Des Kadjis sans chair enlever des femmes? Mais qui l'aurait cru?» Fatmane dit: «Ce ne sont pas des Kadjis, ces êtres membrus Sont allés s'installer là-bas, choisissant des rochers abrupts. 1235 «Et si l'on appelle Kadjis les gens qui y sont réunis, C'est qu'ils connaissent la magie, leur savoir tend vers l'infini, À tout le monde ils sont nocifs, restant eux-mêmes impunis. Ceux qui osent les affronter sont privés de vue et bannis. 1236 «Ils aveuglent les étrangers qui se trouvent dans leurs parages, Soulèvent tempêtes et vents, provoquant en mer des naufrages, Assèchent les eaux pour courir dessus comme dans un mirage, Le jour ils transforment en nuit, nacrent la nuit par l'éclairage. 1237 «C'est pourquoi les peuples voisins du, nom de Kadjis les surnomment, Mais, pareils à nous, ce ne sont que des êtres en chair, des hommes.» Avtandil remercie: «Tu viens d'éteindre un cratère ignivome, Ta relation m'affermit, mon uvre en chantier se consomme.» 1238 Avtandil rend hommage à Dieu dont l'image en son cur il cerne, Disant: «Je te remercie, Dieu, ô Toi qui la joie nous décernes, Ineffable qui fus, qui es et que notre ouïe ne discerne, Ta grâce nous trouve soudain et Ta charité nous concerne!» 1239 Le chevalier remercie Dieu, ses mots par les pleurs sublimés. Fatmane est jalouse, son feu se trouvant être ranimé, Avtandil ne la contrarie, il se tait et se laisse aimer. Fatmane l'embrasse, couvrant ses joues de baisers enflammés. 1240 Fatmane partage sa couche et c'est une nuit de délices. Avtandil serre à contrecur de son cou la peau tendre et lisse, Le souvenir de Tinatine occit le preux et entre en lice, Vers les fauves s'enfuit, dément, son cur condamné au supplice. 1241 Ses larmes rejoignaient la mer, du mal il connut l'aiguillon, Le bateau de jais naviguait sur l'encre dans un tourbillon. Avtandil dit: «J'ai, ô midjnours, pour moi et rosé, et vermillon, Rossignols en exil, ainsi ni joie ni fleur nous ne cueillons.» 1242 Les larmes que versaient ses yeux auraient rendu les pierres molles, Passant le barrage de jais, elles dégouttaient sur le sol. Fatmane savourait l'amour comme le chant d'un rossignol, Le corbeau se croit rossignol, si une rosé à lui s'immole. 1243 À l'aube le soleil se baigne et les nues sa clarté tamisent. La femme apporte des habits servant à l'élégante mise, Aspergées de parfums légers, de jolies et propres chemises: «Mets ce qui flattera ton goût, toute fantaisie t'est permise.» 1244 Avtandil se dit: «Aujourd'hui dévoiler mon secret je vais!» Jusqu'alors en négociant il se fait connaître et se vêt. Mais ce jour son corps élancé il orna comme il se devait. Le lion accroît sa beauté, la clarté du soleil revêt. 1245 Fatmane prépare un repas pour Avtandil ; ne se crispant, Le chevalier paraît joyeux, en belle tenue, l'air pimpant. Fatmane s'étonne à sa vue, sa robe de preux la frappant: «Ainsi tu réjouiras ceux sur qui tes rayons tu répands!» 1246 Eblouie par tant de splendeur, Fatmane l'approche et l'admire, Mais le preux sourit à part soi redevenant le point de mire: «Ses sens égarés, semble-t-il, tel m'acceptèrent et m'admirent.» Il feint l'amoureux, avançant au milieu du parfum de myrrhe. 1247 Après le repas, Avtandil salua et chez lui revint, S'adonna au sommeil exquis, bercé de joie et pris de vin. Au réveil, ses rayons charmaient fleurs des champs, animaux sylvains. Il convie Fatmane: le preux brûle mille curs, en sauve un. 1248 Fatmane arriva, Avtandil entendit ses soupirs, ses «oh!» Elle se dit: «Me brûlera cet éblouissant ypréau!» Il la fit asseoir près de lui, le coussin oblong posé haut, L'ombre des cils se répandait sur le rosier et le préau. 1249 Avtandil dit: «Fatmane, entends, je vais tout remettre dans l'ordre, Tu trembleras comme à l'instant où un serpent voudrait te mordre, Mais je dirai la vérité et ne saurai point en démordre, Mes assassins, arbres de jais, me tuent et je suis à leurs ordres. 1250 «En moi un chef de caravane, un marchand tu penses trouver, Je suis Spaspeth de Rostévan, roi généreux et élevé, Je conduis de nombreux guerriers dans des batailles éprouvés, Je possède de grands trésors, en dépôt à moi réservés. 1251 «Tu m'es fidèle et dévouée et je vois en toi mon amie. Par mon soleil, fille du roi, ma volonté s'est affermie, C'est elle qui brûle mon âme entière, non pas sa demie, Elle m'ordonna de partir, je l'ai quittée, quoique blêmie. 1252 «Je cherche la vierge enlevée contre son gré et par fallace, Je parcours le monde, quêtant celle qui le soleil remplace, Du lion le teint a pâli parce que ses bras ne l'enlacent, Il se morfond, le cur meurtri, la vie le malmène et le lasse.» 1253 Avtandil faisait son récit, Fatmane ne l'interrompait, Le preux évoqua Tariel, en peau de fauve son aspect. Il ajouta ; «Sans le connaître, on lui apporte baume et paix, En aile éployée de corbeau il a des cils noirs et épais. 1254 «Agissons, Fatmane, apportons du baume aux âmes affligées, Aidons ces astres qui pourraient connaître une joie partagée, Par ceux qui l'apprendront, en bien notre action sera jugée. Il se peut que les deux amants d'amour atteignent l'apogée. 1255 «Pour l'envoyer en Kadjétie, fais venir l'esclave devin, À la vierge il relatera ce qui entre-temps nous advint, Le moindre mot qu'elle dira de l'espoir sera le levain. Dieu aidant, tu sauras un jour que notre bras les Kadjis vainc!» 1256 Fatmane s'écrie: «Grâce à Dieu, quelle histoire à moi se révèle, Ce qu'aujourd'hui je viens d'ouïr mon âme rendra immortelle!» Elle fit venir le serf noir obéissant à sa tutelle, «Va, je t'envoie en Kadjétie, ton chemin est long», lui dit-elle. 1257 «À présent nous pourrons savoir à quoi sert ta sorcellerie, Hâte-toi et éteins le feu brûlant mon âme endolorie, Tu diras au soleil captif qu'elle pourra être guérie.» L'autre répondit: «Dès demain je le ferai, sans flatterie.» XLVIII. LETTRE DE FATMANE À NESTANE-DAREDJANE 1258 Fatmane écrit: «Astre du jour, de l'univers, ô puissant phare, Loin de toi le mortel a froid, la séparation l'effare, Ton propos fluide et coulant est plus vibrant que les fanfares, Cristal et rubis réunis aucune force ne sépare! 1259 «Quoique moi tu n'aies pas voulu conter ton histoire complète, Je pénètre la vérité, de moi-même je la complète. Dis quelques mots à Tariel, car liés fortement, vous l'êtes, Selon vos vux, rosé il sera, tu deviendras sa violette. 1260 «Son frère est arrivé ici, il est fort d'épreuves subies, C'est un preux arabe, Avtandil, qui est connu en Arabie, Il est Spaspeth de Rostévan possédant des armes fourbies. Décris-nous ta détention avec franchise et sans lubies. 1261 «Cet esclave vient à ces fins, ce ne sont là propos oiseux, Parle-nous des Kadjis, dis-nous s'ils sont déjà rentrés chez eux? Ecris le nombre des guerriers. Sont-ils peu ou sont-ils nombreux? Quels sont tes gardes et qui est le chef de tous ces ténébreux? 1262 «Quels capitaines sont là-bas et que fait-on sous leur enseigne? Envoie un signe à ton amant, sur ces questions nous renseigne, Transforme en gaîté tes malheurs, cicatrise tes plaies qui saignent, Dieu aidant, je vous unirai malgré les dangers qui vous ceignent!» 1263 Et Fatmane dit à son serf que tout à l'heure elle appela: «À la réplique du soleil, remets la lettre que voilà!» D'une cape noire aussitôt l'esclave devin se voila, Puis disparut au même instant, les toits des maisons survola. 1264 Il se précipite à l'instar d'une flèche que l'arc décoche, Et lorsque l'horizon brunit de la Kadjétie il approche. Invisible, près des guerriers il passe, sans frôler les roches, Au soleil captif il apporte un message de l'âme proche. 1265 Traversant la porte fermée, il entre au fort et son pas feutre, La vierge voit l'esclave noircheveux longs et cape de feutre. Le soleil sursaute au soupçon d'un mal que les Kadjis calfeutrent, La rosé devient de safran, les violettes d'un bleu neutre. 1266 Le noir dit: «Pour qui me prends-tu et pourquoi veux-tu crier gare? Je suis l'esclave de Fatmane, à mon sujet point ne l'égaré» Porteur d'un message, j'arrive à travers ces murs sans bagarre. Ne te fane point, rosé, attends le soleil dont on ne se gare!» 1267 La vierge s'étonne à propos de ce que Fatmane lui mande, Le jais paraît cerne de jais, elle ouvre ses yeux en amande. Le serf accomplit son devoir et remet l'envoi qui l'amende. Elle lit la lettre en pleurant, ses pleurs elle ne décommande. 1268 Elle demande au serf: «Qui donc me cherche et les repaires scrute? Qui me suppose encore en vie et quelles pensées je recrute?» L'autre répond: «J'ose parler, bien qu'à l'instant vous ne me crûtes, Sans vous notre soleil s'éteint et s'enfonce dans la nuit brute. 1269 «Le corps de Fatmane aux abois des lances cruelles disloquent, Elle verse des pleurs sans fin et son cur las est mis en loques. Sans nouvelles de son soleil, elle sombre en un soliloque, Ses larmes, Dieu m'en est témoin, vont se jeter dans la mer glauque. 1270 «Un preux se présente à présent, et ses feux brûlants ne s'éteignent. Elle conte au bel étranger les maux et malheurs qui t'atteignent, Lui te recherche justement, un héros de ceux qui ne geignent! Me dépêchant auprès de toi, à être rapide ils m'astreignent.» 1271 La vierge répond: «Messager, je veux croire que tu dis vrai! Fatmane ignore mon élu pour qui mes larmes ont givré, Quelque part doit être celui qui mon cur au feu a livré. Je vais écrire. Séparer il faut le bon grain de l'ivraie.» XLIX. LETTRE DE NESTANE-DAREDJANE À
FATMANE 1272 Du soleil le visage écrit: «Tendre mère qui me cajoles! Vois-tu comment le sort agit qui me renferme dans ma geôle? Hélas, de l'assaut de mes maux l'épaisseur des murs ne m'isole, Mais je reçois un mot de toi et ton message me console! 1273 «Ma peine tu viens alléger et par deux fois tu me libères, Je suis captive des Kadjis qui au monde me dérobèrent, Un royaume entier me détient, pays où le mal exubère, Mes beaux projets ont tourné court, en vain j'espère ou délibère! 1274 «Des nouvelles de Kadjétie je n'ai qu'un éventail restreint: Ni les Kadjis ne sont rentrés, ni leur reine, ni son vil train, Toutefois des geôliers nombreux me surveillent avec entrain. On n'y peut rien, interrompez le cours des recherches en train! 1275 «Ma cellule est ceinte de murs, comme un puits cerné de margelle, En. vain me cherche un noble preux, le feu, le tourment le flagellent, Mais je l'envie, car il a vu mon soleil, de froid il ne gèle! Sans lui la vie brise la joie, au loin son navire je hèle. 1276 «Je ne t'avais fait de récit, mon histoire je te cachais, Car ma langue s'y refusait. À présent mes tourments sachez! Pitié pour moi, de mon amant le destrier ne harnachez! Ecris-lui de ne me chercher, appose à ces mots ton cachet. 1277 «Evitez-moi des maux nouveaux, mon tourment est trop douloureux, Je mourrais deux fois, en voyant inanimé mon amant preux. Personne ne peut rien pour moi, alorsmain basse de mots creux, Ou crible-moi de cailloux noirs, mieux vaut encor ce sort affreux! 1278 «Pour mon amant tu demandas un signe joint à cet écrit, Je mets sous le pli un lambeau de son écharpe qu'il m'offrit, Je la garde soigneusement en gage superbe et chéri, Quoiqu'à l'instar de mon destin, de fleurs noires elle fleurit.» L. LETTRE DE NESTANE-DAREDJANE À SON AMANT 1279 Puis à l'amant, versant des pleurs, elle écrit une lettre ardente, Ses pleurs éteignant l'incendie, elle se montre patiente. Pour qui a de l'entendement, ce sont paroles déchirantes. Le cristal transparent paraît, la rosé demeurant béante.
1280 «Ô mon amant, ces lignes n'ont la douceur enviée du miel, Non pas ma plume, mais mon corps je viens de tremper dans le fiel, Ton cur me servant de papier pour l'aveu confidentiel. Mon cur demeure au tien lié dessous le soleil et le ciel! 1281 «Tu vois, ô mon aimé, comment le monde perfide procède! Malgré le jour omniprésent, le pouvoir de la nuit m'obsède. Les sages n'ont que du mépris pour les choses qui nous possèdent! Ô de la vie le triste poids, ô le mal qui sans toi m'excède! 1282 «Tu vois comment nous sépara le monde, le temps ennuyeux! Je n'ai pu, Joyeuse, admirer, mon cher, ton visage joyeux, Mon cur ne peut vivre sans toi, il est transpercé d'un épieu, Ma raison te dit mon secret, de mon âme le projet pieux. 1283 «Je te jure sur ton soleil, en vie je ne te croyais, Mes propres forces épuisées, les maux et malheurs me broyaient, Bonnes gens, je glorifie Dieu, mes mots avec soupir oyez! Mon tourment fut annihilé par la joie que l'on m'octroyait. 1284 «Ta vie suffit à soutenir de l'espoir en mon cur hanté, Cur réduit en cendres, blessé, tourmenté et ensanglanté! Souviens-toi de moi, d'un destin souventefois violenté, Je demeure ici à soigner l'arbre d'amour que j'ai planté. 1285 «Je ne saurais écrire plus, mon cur est froid comme un glacier, Je livre le message écrit que te portera le coursier. Dieu garde Fatmane qui m'a délivrée de vilains sorciers, Mais le monde inchangé refait ce qui d'ordinaire lui sied. 1286 «À mes maux d'antan l'univers des malheurs inédits ajoute, Ma destinée n'en a assez et ma requête elle déboute, Elle me livra aux Kadjis, je ne suis créée pour la joute, À travers ce qui nous advient, ami, c'est le sort qui filoute! 1287 «Ma tour est si haute qu'à peine à son niveau la vue se hisse, Un chemin secret mène ici, la garde est pleine de malice, Nuit et jour veillent les guerriers, prêts à foncer au moindre indice, Ils tuent l'ennemi au combat et comme le feu le saisissent. 1288 «Ils ne ressemblent à nos preux et entre eux ils sont tous de mèche! Ne me tue pas d'un mal bien pis, éloigne du cur la flammèche, Si je te vois inanimé, je brûlerai comme une mèche, De toi séparée à jamais, le sort de te revoir m'empêche. 1289 «Mais que ne te chagrine pas la destinée du mal complice. À un autre je ne serai, que trahison ne s'accomplisse! Je ne saurais vivre sans toi, loin de toi la vie m'est supplice. Je me percerai d'un couteau ou cherrai dans un précipice. 1290 «Je le jure sur ton soleil, ta lune ne sera que tienne, Même si trois soleils venaient, je chanterais la même antienne, Je tomberais des rochers hauts, des scrupules ne me retiennent. Prie pour mon âme et tu verras: au ciel des ailes me soutiennent. 1291 «Prie Dieu de daigner m'affranchir du fardeau des jours qui m'accable, Terre, eau, air et feu me liant, me poursuit le sort implacable, S'il m'octroie des ailes, j'irai d'un vol franc vers l'inextricable, Nuit et jour, je contemplerai le clair solaire irrévocable! 1292 «Part indivise du soleil, ton âme et ta chair sa flèche ard, Tu te réuniras à lui et tu emprunteras son char, Je te rencontrerai là-haut où ne pénètrent les mouchards, Que douce mort close ma vie en déjouant le sort eschars! 1293 «La mort m'est facile, mon âme est à toi et t'attend venir, Mon amour reste dans mon cur, dans le secret du devenir, Une plaie s'ajoute à une autre et ravive le souvenir. Ne pas pleurer amante, amour n'est guère au deuil contrevenir. 1294 «Va aider en Inde mon père et soutiens ceux qui le respectent, Il est la proie des ennemis, avatars, complots il détecte, Console son cur paternel que mon éloignement affecte, Pense parfois à ton aimée dont les joues de larmes s'humectent! 1295 «Assez maudire le destin, assez de plaintes que j'émis, De cur en cur un propos vrai passe sans être en congé mis. Viennent croasser les corbeaux sur celle qui jadis gémit, ]e pleurerai ma vie durant, puisque rien ne m'allège, émi! 1296 «Voici le gage ton écharpe et c'est un signe sur la proue, J'en détache un pan, un lambeau, ce faisant l'étoffe je troue, Qu'il puisse fixer ton esprit tandis que le ciel nous rabroue. En haut tourna dans le courroux naguère des sept deux la roue!» 1297 Elle termine son message, un morceau de tissu coupant, Aux lignes écrites joignant de l'écharpe le petit pan, Ses cheveux luisent dégagés, plus rien ne les enveloppant, Le cyprès, l'aile de corbeau un parfum enivrant répand. 1298 Le serf rentre à Goulancharo, il n'est mécontent ni aigri, Près de Fatmane en un instant, la route point ne l'amaigrit. Avtandil comble son souhait, car il pâtissait sur le gril, Vers Dieu il élève ses mains, il est lucide et non pas gris. 1299 Il dit à Fatmane: «C'est bien, le succès fait pousser des ailes, Mais comment te récompenser pour ton dévouement, pour ton zèle? L'année s'écoule, je m'en vais, rapide comme une gazelle, En Kadjétie nous nous rendrons, en compagnie du preux, chez elle.» 1300 Fatmane réplique: «Ô lion, mon feu désormais tu attises, Mon cur s'assombrit, de ton Jour il aura toujours la hantise, Un dément doit se démener, oubliant jeu et convoitise, Il faut devancer les Kadjis, car avec ie mal ils pactisent.» 1301 Les serfs de Pridon il appelle, aussitôt près de lui ils sont, Il leur dit: «Morts jusqu'à présent, à cet instant nous renaissons Avec les mots tant désirés, avec ces délectables sons. Tantôt vous serez conviés à une sanglante moisson. 1302 «Allez relater à Pridon ces choses que l'on n'affabule, Je ne pourrai passer le voir, je me presse, ne déambule, Que le roi renforce sa voix sans trop de conciliabules. Je vous donnerai mes trophées ayant pour moi le poids de bulles. 1303 «Je suis fort redevable à vous, grande est à votre égard ma dette, Revoyant Pridon, je pourrai m'acquitter et je le souhaite. Prenez les trésors des brigands que me rapporta leur défaite, Je ne saurais vous donner plus que ne contiennent mes corvettes. 1304 «Chez moi j'aurais pu vous offrir des cadeaux en remerciement.» Il leur donna, plein de trésors, voguant sur l'eau un bâtiment, Puis leur dit: «Partez maintenant, avancez vite et hardiment, Remettez ma lettre à Pridon, mon frère cher infiniment.» |